On le sait, trois peintures du
Caravage se trouvent à l'église Saint-Louis-des-Français à Rome, non loin du
Panthéon, dans ce site que la monarchie a établi comme emprise française dans
la ville papale. En fait la communauté française, présente à Rome depuis le
Moyen-âge et l'institution du pèlerinage dans les lieux de la papauté,
possédait une plus petite église dans les environs de Sant Andrea della Valle,
actuellement sur le Corso Vittorio Emmanuele II, et cette église fut échangée
avec une autre propriété de l'Abbaye de Farfa pour y construire un lieu de
culte consacré à saint Louis, et digne de l'importance de la communauté
française. C'est ainsi que l'église se trouve aujourd'hui Piazza San Luigi, non
loin de la Piazza Navona, et dans le prolongement de la Via della Scrofa et de
la Via della Dogana.
Sa construction, encouragée par
Catherine de Medicis, sous la maîtrise d'oeuvre de Domenico Fontana et
Plautilla Bricci, dure presque soixante-dix ans pour s'achever en 1586. Elle
est consacrée en 1589. Au milieu du XVIIIe siècle, l'église est remaniée par
l'architecte Antoine Dérizet, et les remaniements sont quasiment ceux que l'on connaît
actuellement. C'est la chapelle Contarelli, nom italianisé de Matthieu
Cointrel, qui fait le principal attrait de l'église : là se trouve ce que l'on
appelle le «cycle de saint Matthieu», saint choisi vraisemblablement car il est
le saint patron du cardinal Cointrel. Trois toiles sont là présentes qui
évoquent trois temps de la vie de Matthieu apôtre, évoquant l'appel du
publicain Matthieu comme apôtre du Christ. Le cardinal Cointrel faisait là donc
d'une pierre deux coups : il s'attachait les grâces de saint Matthieu et
faisait une révérence à Catherine de Medicis qui se faisait championne de la
conversion des protestants au catholicisme. Dominique Fernandez est donc pour
le moins imprécis ou se trompe nettement lorsqu'il écrit que les toiles du
Caravage ont été «peintes pour célébrer par allusion la conversion du Roi de
France Henri IV, [... avec] Marie de Medicis». En fait si
Henri IV épouse en effet Marie de Medicis l'année même de sa conversion, en
1600, les toiles du Caravage, les toiles sont peintes ou en cours d'exécution
(la commande est passée le 23 juillet 1599), et le cardinal Cointrel déjà
décédé depuis 1585. C 'est
par testament qu'il commande à Michelangelo Merisi les toiles, et ne peut avoir
ainsi eu l'intention de faire allusion à la conversion d'Henri IV. Peu importe.
Michelangelo Merisi - La vocation de saint Matthieu - 1599-1600 |
Michelangelo Merisi - Dialogue de saint Matthieu avec l'ange - 1599-1600 |
Michelangelo Merisi - Le martyre de saint Matthieu - 1599-1600 |
Il reste donc les toiles, de
grande taille, dans la chapelle Contarelli. La première, située sur le côté
gauche, pose d'emblée la relation de la foi à celle de la lumière. Dans la
salle où les publicains comptent l'argent sur une table, la lumière apparaît
sur la droite du tableau comme un coup de tonnerre. Les jeunes hommes présents
sont interloqués par l'événement. Qui est Matthieu dans cette scène ? Peut-être
le personnage situé au centre, l'un des plus jeunes. Ou plus vraisemblablement
l'homme barbu immédiatement à sa droite, donc à notre gauche à nous. C'est lui
que touche plus directement la lumière. La peinture dit que sont touchés ceux
qui peuvent être touchés; les personnages les plus à gauche de la peinture sont
trop occupés à compter l'argent : «Nul ne peut servir deux maîtres» dit
le Christ, et la lumière est projetée comme avec une douche lumineuse. En haut
du mur est une fenêtre, mais la lumière ne vient pas de cette partie. La
lumière provient d'une fenêtre qu'on ne peut pas voir. Le Caravage joue là avec
le symbolisme de la lumière qui est bien la commande qu'on lui a faite, et le
jeu des contrastes n'est pas un style esthétique qu'aurait inventé Caravage,
mais bien le moyen par lequel le texte se transforme en image. Dans les
expositions consacrées au Caravage, il est de convention de présenter les
continuateurs du Caravage par l'artifice du clair-obscur, jusqu'à Georges de la
Tour à qui l'on attribue les mêmes intentions par l'utilisation des contrastes
forcée. C'est à mon sens une erreur, et confondre les intentions picturales du
Caravage avec les outils de l'image et de la lumière. Ce que le Caravage ose
dans sa peinture est le réalisme, parfois même forcé, on peut le voir
avec Judith décapitant Holopherne, présent au Palazzo Barberini,
qui rompt avec les conventions picturales en usage. Il faut donc montrer, pour
le peintre, la réalité des choses, des personnes, et on sait qu'il se met
lui-même en scène comme le fait plus tard Courbet, dans les situations que les
débuts de la Renaissance préfèrent idéaliser, euphémiser, voire laisser à l'état
d'allégorie.
La deuxième peinture, au-dessus de
l'autel, a été peinte par Caravage pour une deuxième version, la première
déplaisant aux autorités religieuses car considérée comme trop profane. La
première version, si l'on en croit Dominique Fernandez, montrait un ange
enlaçant Matthieu et donnant une vision où la présence de la chair suggérait
l'impudeur. Achetée, dit l’académicien, par un Allemand, la peinture fut
détruite à Berlin en 1945 sous les bombardements.
Enfin, la troisième peinture
évoque le martyre de Matthieu, dont Dominique Fernandez en fait une
représentation d'une prémonition du Caravage de son propre destin - on sait en
effet qu'il est assassiné en 1610 à Porto Ercole, sur une plage. Dans le
légendaire chrétien, Matthieu, confondu avec l'évangéliste, meurt en Ethiopie du fil de l'épée d'un soldat. C’est bien cette scène que représente Caravage,
mais la composition reste assez complexe, et mériterait de longs
développements. Je ne les ferai pas ici. La scène montre un Matthieu âgé,
habillé de blanc, qui, tombé au sol, reçoit les coups de glaive d'un soldat
presque nu tandis qu'un ange lui prodigue la palme du martyr, et qu'un enfant,
sur la droite, se détourne dans une exclamation. Ici la lumière est d'une
totale ambiguïté : elle éclaire les corps des soldats, leur puissante
musculature, et, en effet, l’œil ne peut se détacher de ces corps éclairés,
n'ayant que peu de compassion pour celui de Matthieu dont la grâce divine l'a
déjà accueilli dans son giron. C'est donc bien l'assassin qui est touché par la
lumière et là — l'analyse de Dominique Fernandez me paraît un peu courte —, la
projection du peintre dans sa propre peinture n'est pas dans le corps de
Matthieu, mais dans celui de son assassin, qui est déjà pardonné de son crime
par la projection de lumière, accomplissant ainsi la volonté divine de faire de
Matthieu un martyr. En 1599-1600, dates de la peinture de ces trois toiles,
Michelangelo Merisi n'a pas trente ans. C'est donc un jeune homme dans la force
de l'âge, et certainement rompu aux exercices physiques ; c'est lui-même qui est
ainsi représenté dans le corps de ce soldat. Pour le coup, encore une fois,
représentant la violence de son siècle, violence dans laquelle il est lui-même
impliqué, les trois toiles de la chapelle Contarelli sont l'expression-même de
l'incarnation du peintre dans sa peinture, en recherche à la fois d'une grâce
dont il ne sait pas s'il l'obtiendra, mais exprimant la volonté de faire
s'exprimer la lumière divine. Le caractère violent du Caravage l'entraîne à
devenir assassin lui-même en 1606, six ans après avoir peint le martyre de
saint Matthieu. S'agit-il d'une ironie du destin, ou de la recherche de cette
grâce à travers le crime afin d'aller au bout de l'exploration des sentiments
humains ? La séquence de la chapelle Contarelli en livre certainement quelques
aspects des plus troublants.