« Je ressens la même mélancolie chaque fois que je reviens
en France. L’impression est là que les chauffeurs de taxi de l’aéroport d’Orly
m’adressent un mot en français comme s’ils voulaient me rendre difficile
d’accepter que je suis revenu une fois de plus en arrière. Je suis surpris
d’entendre le même moi-même parler français. J’ai des difficultés d’ailleurs au
début à retrouver la bonne allure, à prononcer clairement les mots, comme si
j’avais oublié la musique de la langue, et à cause de cela, je renvoie toujours
à plus tard la première conversation téléphonique que je dois passer. Quand
finalement je m’y résous j’ai l’impression que quelqu’un d’autre parle par ma
propre voix : je me sens comme un acteur qui se regarde lui-même dans la
version doublée de son film. En fait je m’habitue peu à peu, mais cela, après
tant d’années et le temps nécessaire pour m’adapter, signifie que je ne suis
jamais très bien acclimaté. (…)
J’ai constaté également que j’avais parlé de manière assez
insistante de ma langue maternelle. En cherchant mes mots, souvent, le premier
qui me venait à l’esprit était français. J’avais du mal à utiliser les génitifs
pluriels. Mon grec s’était appauvri, grippé. Je savais que la langue, difficile
à employer, était devenue comme si je disposais en fonction de mon humeur d’une
machine sans les indications d’usage. J’ai finalement réalisé que la langue
avait beaucoup changé depuis que je l’avais quittée, qu’elle avait éliminé un
tas de mots et créé d’innombrables nouveautés, principalement après la fin de
la dictature. À dire vrai, urgemment, d’une certaine manière, j’ai dû
réapprendre ma langue maternelle : il a fallu des efforts, il a fallu des
années, mais je pense finalement y être arrivé.
J’ai continué malgré tout à écrire en français. Je l’ai fait
par habitude, et avec entrain. J’éprouvais le besoin de le parler parce que je
vivais en France. Il m’était difficile de raconter en grec la vie dans
l’immeuble municipal où j’ai passé douze années, le métro ou le bistro du coin.
Toutes ces choses françaises résonnent en moi. De même il m’était difficile de
décrire en français un repas dans une taverne grecque : les gens attablés qui
auraient pu me faire croire qu’’ils parlaient français auraient ressemblé à des fonctionnaires de la CEE !
J’ai donc utilisé le grec pour parler de la Grèce, où je voyageais seul le plus
souvent.
(…) Je ne sais pas si une telle parenté m’amène à maîtriser
les deux langues, mais il me semble que j’en ai trouvé une et, avec tous les
mots qui me conviennent, se trouve un lieu qui me ressemble, une petite patrie
qui n’est qu’à moi. »
Vassílis Alexákis, extrait de Paris-Athènes (1989)
Mon ami Níkos m’ a envoyé ce texte dans sa version grecque
il y a quelque temps. Nous avions parlé de Vassílis Alexákis, qui venait de
mourir. C’est une grande peine. Je crois que la première fois que j’ai entendu
sa voix, il y a longtemps, à France Culture, je l’ai reconnue immédiatement.
Oui, je connaissais cette voix qui s’était gravée dans ma mémoire et qui me
parlait des choses que je connaissais, du voyage, de ces départs et de ces
retours. Jacques Lacarrière parlait des mêmes choses, mais il avait toujours la
distance intellectuelle qui lui permettait de ne pas se laisser emporter
personnellement par le sujet dont il parlait. Il savait peut-être qu’on ne
négocie pas avec la Grèce sans se faire soi-même commerçant. Or la voix de
Vassílis Alexákis me rappelait, à moi, que le commerce avec la Grèce était une
affaire en cours, et qu’elle n’avait pas de fin.
Mais Vassílis Alexákis est décédé le 11 janvier dernier. Je ne nourrirai plus l'idée de le
rencontrer, par hasard, la pipe à la bouche, me promenant à Tinos, où j'ai
sympathisé avec quelques personnes à défaut d'avoir eu le temps d'apprécier la
grande diversité de l'île, de ses marbres, de ses schistes et ses granites, de
ses terrasses maintenant désertes qui témoignent d'une agriculture de montagne
plongée dans la mer, sous les assauts du Meltèmi. Tinos mérite sans doute de
s'y arrêter un peu plus longuement que pour s'étonner de ses pèlerins montant à
genoux, maintenant sur un tapis rouge, jusqu'au sanctuaire de la Vierge, Aghia
Despina.
Regardant la presse, toujours plus pressée de bavardages
insipides, je ne lis au sujet de Vassílis Alexákis, que quelques nécrologies
peu dignes d'intérêt : un écrivain grec, ayant vécu à Paris, arrivé dans la
capitale française pendant la période des colonels... On lira plus
avantageusement la nécrologie du journal Le Monde, même s'il a fallu plus de
quatre jours à ce même journal pour écrire ce papier. J'imagine qu'Alain Salles
devait avoir quelques autres occupations plus urgentes. La nécrologie est parue
le jour du Monde des livres, mais pas dans l'encart. Ça les aurait obligés à
faire le tour de son œuvre qui vaut mieux que la condescendance habituelle des
milieux littéraires parisiens. Eût-il été américain, on aurait dit avec quel
humour, avec quelle distance il se mettait lui-même en mots, dans les
interrogations infinies du voyage, des relations toujours insatisfaisantes avec
les générations antérieures, dans les errances du temps où l’Antiquité et la
contemporanéité se télescopent en permanence, dans les allers — mè epistrofí —
entre Paris et Athènes.
Au moins Alain Salles rappelle-t-il que Vassílis Alexákis était bien du sérail : il avait accompli le cursus d’un bon journaliste formé à
Lille. Ainsi se développe le goût de l’écriture — et du dessin — sur laquelle
on s’appuie pour mieux penser, peut-être pour fixer non ses souvenirs, mais les
émotions qui s’attachent aux personnes et aux lieux.
S’il est un lieu, c’est celui de Delphes où Vassílis Alexákis recherche sa langue, qui est peut-être La langue maternelle. Sous des
questions apparemment anodines se situent de véritables interrogations sur le
monde et les choses. Dans cet epsilon, d’abord en bois, puis en bronze, enfin
en or, accroché au-dessus de la porte du
temple d’Apollon à Delphes, à côté de l’omphalos, il y a peut-être la pensée
d’Hermès ou d’Hestia. Ou encore l’initiale d’Exárchia où tout pourrait avoir
commencé ; ou c’est peut-être encore l’epsilon d’Eros, l’énergie vitale qui
s’oppose à Thanatos pour ne pas tomber dans le piège du christianisme qui donne
à croire à un début et une fin, mais réinsère l’impétrant du voyage à Delphes
dans le cycle des départs et des retours. Mais tout cela ressortit à une vaste
alchimie dont le chercheur doit se dépêtrer d’un texte à l’autre, d’une
citation, d’une précédente enquête linguistique inachevée qui s’est emmêlée dans
des étymologies approximatives. Un peu comme dans ces termes du français qui
sont des adaptations savantes du grec ancien, où les utilisateurs du français
finissent par découvrir derrière le mot apparemment savant l’expression qui, en
réalité, traduit une image simplement populaire, un peu comme ces étranges
ophiolites qui ne sont plus, en fin de compte, que des pierres à serpent,
issues des profondeurs chthoniennes. Tout cela ne ressortit finalement que de
l’aínigma, au retour de Delphes, l’énigme qu’impose la sphinge (ou le sphinx,
juste une question de genre) à celui qui est déjà enserré dans le meurtre et va
nouer le dernier maillon du filet dans l’inceste. Il aurait tort de crier
eureka, celui qui, pour continuer à vivre, doit se contenter de psáchno. Un
autre dira plus tard Άνθρωπον ζητώ, riant de ceux pour qui la vérité — η
αλήθεια — ne s’acquiert qu’à coups de certitudes.
C’est un peu d’ailleurs la même démarche qu’entreprend ce
jeune philosophe, à la demande de Nausicaa, la vieille dame originaire de Tinos
qui n’a pas revu son frère devenu moine au mont Athos, et qu’il va rechercher à
sa demande.
Ap. J.-C., je l’ai relu à Tinos, justement, entre deux
promenades, dont une non loin du sanctuaire, le long d’une montée en escalier
qui m’a amené vers plusieurs maisons abandonnées depuis longtemps sans doute.
J’imaginais les dialogues du départ et les derniers gestes de la fermeture de
la maison, qui s’est finalement ouverte sous les assauts du vent. Les plantes
en pot sur la terrasse, au rez-de-chaussée, étaient desséchées ; un bidon
d’huile de machine traînait, en partie rouillé. Je suis passé par un vieil
escalier à moitié effondré. Il y a eu une famille qui a vécu là, dans cette
vieille cuisine aux carreaux craquelés, à côté de cette autre maison qui
n’était peut-être qu’une villégiature estivale.
De Tinos au mont Athos, en passant par Kifissia où demeure
Nausicaa, la vieille dame presque aveugle commanditaire de la recherche, le
cheminement vacille : parce que cette enclave religieuse qui reste empreinte
d’une vision folklorisée pour les Européens de l’Ouest s’avère en fait plus
compliquée que ne le témoignent les photographies qui en proviennent. Ses
dogmes restent ceux d’une théologie superstitieuse, sentant encore les
présences des démons qui se manifestent à nuit tombée. Le souhait de Nausicaa
est de retrouver son frère avant que sa vie ne s’achève. L’étudiant qu’elle
héberge, et à qui elle a formulé cette demande, hésite, puis entreprend dans
une Grèce en mouvement constant de tenter une approche de ce lieu singulier,
auquel tout Grec religieux a une relation intime, ne fût-ce qu’en pensée.
L’étudiant en philosophie, auquel Vassílis Alexákis n’a pas
donné de nom, appartient à l’autre Grèce, celle qui a rejeté la religion, soit
qu’il établisse la continuité avec la pensée grecque qui a précédé l’arrivée de
Paul de Tarse, — mais aussi la pensée platonicienne qui a fourbi les armes au
même Paul — soit qu’il appartienne à ceux qui, constatant les connivences de
l’Église byzantine avec les Ottomans, puis avec tous les régimes autoritaires
qui ont surgi depuis l’indépendance, considèrent que la religion, syncrétisme
de théologie et de superstition, maintient les Grecs dans l’obscurantisme.
Aussi n’est-ce pas avec enthousiasme que le narrateur entame sa recherche et
son voyage au mont Athos. La préparation de cette quête occupe une grande part
de la réflexion du jeune homme qui interroge, lit, reste à l’écoute des
informateurs qui sont allés, parfois pour des raisons intimes, sur la montagne
sacrée. Les conversations révèlent une femme que la dignité a construite dans
cette relation toujours insatisfaisante à une Grèce qui reste insaisissable,
dans la métamorphose permanente alors que la religion orthodoxe, dans sa
forteresse imprenable du mont Athos, représente précisément ce qui ne peut
changer, jusque dans l’interdit des femmes dans l’enclave autonome. Cette
fratrie de deux êtres, une sœur et un frère, séparés depuis cinquante ans, est
peut-être également représentative de ce territoire en exil permanent — un
exode. De quel rocher, de quelle terre s’est-on arraché pour conquérir d’autres
espaces qui ne sont jamais de vraies conquêtes, mais des repères pour ne pas
totalement s’égarer. Le vrai destin n’est-il pas celui d’Ulysse, sans aucun
espoir de revoir Ithaque au bout de tant d’années ? Et l’île retrouvée,
est-elle bien celle qui avait été quittée, dont les paysages et même la langue
a changé ?
Ap. J.-C. redistribue ces cartes avec les personnages que
l’on croit reconnaître, qui, finalement, appartiennent encore au songe, le
songe dont parle Prospero dans The tempest. Ils ne sont que des doubles de
nous-mêmes.
Mon ami Níkos vient de publier un ouvrage intitulé
Ερωτήματα, « Questionnements », dont il m’a envoyé une page. En grec, βεβαίως.
J’en parlerai dans un prochain billet.