samedi 14 octobre 2017

Tre del Caravaggio

On le sait, trois peintures du Caravage se trouvent à l'église Saint-Louis-des-Français à Rome, non loin du Panthéon, dans ce site que la monarchie a établi comme emprise française dans la ville papale. En fait la communauté française, présente à Rome depuis le Moyen-âge et l'institution du pèlerinage dans les lieux de la papauté, possédait une plus petite église dans les environs de Sant Andrea della Valle, actuellement sur le Corso Vittorio Emmanuele II, et cette église fut échangée avec une autre propriété de l'Abbaye de Farfa pour y construire un lieu de culte consacré à saint Louis, et digne de l'importance de la communauté française. C'est ainsi que l'église se trouve aujourd'hui Piazza San Luigi, non loin de la Piazza Navona, et dans le prolongement de la Via della Scrofa et de la Via della Dogana.
Sa construction, encouragée par Catherine de Medicis, sous la maîtrise d'oeuvre de Domenico Fontana et Plautilla Bricci, dure presque soixante-dix ans pour s'achever en 1586. Elle est consacrée en 1589. Au milieu du XVIIIe siècle, l'église est remaniée par l'architecte Antoine Dérizet, et les remaniements sont quasiment ceux que l'on connaît actuellement. C'est la chapelle Contarelli, nom italianisé de Matthieu Cointrel, qui fait le principal attrait de l'église : là se trouve ce que l'on appelle le «cycle de saint Matthieu», saint choisi vraisemblablement car il est le saint patron du cardinal Cointrel. Trois toiles sont là présentes qui évoquent trois temps de la vie de Matthieu apôtre, évoquant l'appel du publicain Matthieu comme apôtre du Christ. Le cardinal Cointrel faisait là donc d'une pierre deux coups : il s'attachait les grâces de saint Matthieu et faisait une révérence à Catherine de Medicis qui se faisait championne de la conversion des protestants au catholicisme. Dominique Fernandez est donc pour le moins imprécis ou se trompe nettement lorsqu'il écrit que les toiles du Caravage ont été «peintes pour célébrer par allusion la conversion du Roi de France Henri IV, [... avec] Marie de Medicis». En fait si Henri IV épouse en effet Marie de Medicis l'année même de sa conversion, en 1600, les toiles du Caravage, les toiles sont peintes ou en cours d'exécution (la commande est passée le 23 juillet 1599), et le cardinal Cointrel déjà décédé depuis 1585. C'est par testament qu'il commande à Michelangelo Merisi les toiles, et ne peut avoir ainsi eu l'intention de faire allusion à la conversion d'Henri IV. Peu importe.
Michelangelo Merisi - La vocation de saint Matthieu - 1599-1600

Michelangelo Merisi - Dialogue de saint Matthieu avec l'ange - 1599-1600

Michelangelo Merisi - Le martyre de saint Matthieu - 1599-1600

Il reste donc les toiles, de grande taille, dans la chapelle Contarelli. La première, située sur le côté gauche, pose d'emblée la relation de la foi à celle de la lumière. Dans la salle où les publicains comptent l'argent sur une table, la lumière apparaît sur la droite du tableau comme un coup de tonnerre. Les jeunes hommes présents sont interloqués par l'événement. Qui est Matthieu dans cette scène ? Peut-être le personnage situé au centre, l'un des plus jeunes. Ou plus vraisemblablement l'homme barbu immédiatement à sa droite, donc à notre gauche à nous. C'est lui que touche plus directement la lumière. La peinture dit que sont touchés ceux qui peuvent être touchés; les personnages les plus à gauche de la peinture sont trop occupés à compter l'argent : «Nul ne peut servir deux maîtres» dit le Christ, et la lumière est projetée comme avec une douche lumineuse. En haut du mur est une fenêtre, mais la lumière ne vient pas de cette partie. La lumière provient d'une fenêtre qu'on ne peut pas voir. Le Caravage joue là avec le symbolisme de la lumière qui est bien la commande qu'on lui a faite, et le jeu des contrastes n'est pas un style esthétique qu'aurait inventé Caravage, mais bien le moyen par lequel le texte se transforme en image. Dans les expositions consacrées au Caravage, il est de convention de présenter les continuateurs du Caravage par l'artifice du clair-obscur, jusqu'à Georges de la Tour à qui l'on attribue les mêmes intentions par l'utilisation des contrastes forcée. C'est à mon sens une erreur, et confondre les intentions picturales du Caravage avec les outils de l'image et de la lumière. Ce que le Caravage ose dans sa peinture est le réalisme, parfois même forcé, on peut le voir avec Judith décapitant Holopherne, présent au Palazzo Barberini, qui rompt avec les conventions picturales en usage. Il faut donc montrer, pour le peintre, la réalité des choses, des personnes, et on sait qu'il se met lui-même en scène comme le fait plus tard Courbet, dans les situations que les débuts de la Renaissance préfèrent idéaliser, euphémiser, voire laisser à l'état d'allégorie.
La deuxième peinture, au-dessus de l'autel, a été peinte par Caravage pour une deuxième version, la première déplaisant aux autorités religieuses car considérée comme trop profane. La première version, si l'on en croit Dominique Fernandez, montrait un ange enlaçant Matthieu et donnant une vision où la présence de la chair suggérait l'impudeur. Achetée, dit l’académicien, par un Allemand, la peinture fut détruite à Berlin en 1945 sous les bombardements.
Enfin, la troisième peinture évoque le martyre de Matthieu, dont Dominique Fernandez en fait une représentation d'une prémonition du Caravage de son propre destin - on sait en effet qu'il est assassiné en 1610 à Porto Ercole, sur une plage. Dans le légendaire chrétien, Matthieu, confondu avec l'évangéliste, meurt en Ethiopie du fil de l'épée d'un soldat. C’est bien cette scène que représente Caravage, mais la composition reste assez complexe, et mériterait de longs développements. Je ne les ferai pas ici. La scène montre un Matthieu âgé, habillé de blanc, qui, tombé au sol, reçoit les coups de glaive d'un soldat presque nu tandis qu'un ange lui prodigue la palme du martyr, et qu'un enfant, sur la droite, se détourne dans une exclamation. Ici la lumière est d'une totale ambiguïté : elle éclaire les corps des soldats, leur puissante musculature, et, en effet, l’œil ne peut se détacher de ces corps éclairés, n'ayant que peu de compassion pour celui de Matthieu dont la grâce divine l'a déjà accueilli dans son giron. C'est donc bien l'assassin qui est touché par la lumière et là — l'analyse de Dominique Fernandez me paraît un peu courte —, la projection du peintre dans sa propre peinture n'est pas dans le corps de Matthieu, mais dans celui de son assassin, qui est déjà pardonné de son crime par la projection de lumière, accomplissant ainsi la volonté divine de faire de Matthieu un martyr. En 1599-1600, dates de la peinture de ces trois toiles, Michelangelo Merisi n'a pas trente ans. C'est donc un jeune homme dans la force de l'âge, et certainement rompu aux exercices physiques ; c'est lui-même qui est ainsi représenté dans le corps de ce soldat. Pour le coup, encore une fois, représentant la violence de son siècle, violence dans laquelle il est lui-même impliqué, les trois toiles de la chapelle Contarelli sont l'expression-même de l'incarnation du peintre dans sa peinture, en recherche à la fois d'une grâce dont il ne sait pas s'il l'obtiendra, mais exprimant la volonté de faire s'exprimer la lumière divine. Le caractère violent du Caravage l'entraîne à devenir assassin lui-même en 1606, six ans après avoir peint le martyre de saint Matthieu. S'agit-il d'une ironie du destin, ou de la recherche de cette grâce à travers le crime afin d'aller au bout de l'exploration des sentiments humains ? La séquence de la chapelle Contarelli en livre certainement quelques aspects des plus troublants.


3 commentaires:

  1. A propos de Matthieu , c'est parole d'évangile, non?

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  2. Pas certain que ce soit Merisi lui-même dans le corps du soldat. C'est peut-être plutôt son amant...
    Merci pour votre blog.

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  3. L'aspect du corps du soldat laisse le doute. En tout cas, son visage, représenté baissé n'est pas vraiment identifiable. Je pense davantage à une projection morale du peintre dans cette violence exercée.

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